MARIE-SOPHIE RAMSPACHER Le 11/02/2016 à 07:00
Source : https://business.lesechos.fr/directions-ressources-humaines/ressourceshumaines/
harcelement-au-travail/021687745476-enquete-sur-les-derives-du-leanmanagement-
207240.php
Le Prix du meilleur ouvrage sur le monde du travail, organisé
par le Toit Citoyen, a été remis à Marie-Anne Dujarier pour
« Le management désincarné » qui décrit les dérives des
« planneurs », ces faiseurs de dispositifs qui opèrent sans
scrupules loin du terrain.
Qu’il s’agisse du nombre d’appels ou de rendez-vous assumés,
du nombre de pannes ou de réclamations traités, de la proportion
de contrats ou d’achats engrangés, les salariés des grandes
organisations privées ou publiques ont tous des objectifs
quantifiés et mesurés à atteindre. Y compris les journalistes...
Ce management « par les nombres », qui se généralise, est
élaboré par des « planneurs », des cadres qui imposent de
nouveaux standards « campées sur ordinateur, comme vu
d’avion, en plan, de manière abstraite » , décrit la sociologue
du travail et des organisations Marie-Anne Dujarier dans « Le
Management désincarné » (La Découverte), un livre déprimant,
anxiogène mais palpitant sur les dérives du lean management.
Ce terme de « planneur » est un néologisme construit de
toutes pièces par cette chercheur au Cnam-CNRS pour
décrire ces « faiseurs et diffuseurs de dispositifs » qui
« planent » . Chargés d’optimiser la performance d’une entité, de
faire baisser les coûts (masse salariale, turn-over, absentéisme,
risques, etc.), d’augmenter la valeur dégagée par l’entreprise
(rendement, productivité, taux d’occupation, etc.), leur réussite se
mesure à leur capacité à implémenter des dispositifs standardisés
(ERP, lean, kaizen…) et à forcer le changement. Au service de la
massification et de la standardisation, ces « planneurs»,
contrairement aux cadres de proximité, opèrent dans des
bureaux éloignés des opérations concrètes et du terrain.
Employés pour faire le «sale boulot managérial » ils ne font que
manipuler des datas sur un écran.
Qui sont-ils ? Ni experts d’un métier ou d’un secteur, ni
entrepreneurs, ni propriétaires, ni chercheurs, il sont
intermédiaires financiers, auditeurs, ingénieurs méthodes,
contrôleurs de gestion ou encore consultants, et rendent
compte à des donneurs d’ordre (DRH, DSI, directeurs financiers
et juridiques, associés de cabinet de conseil ou de fusionsacquisitions,
etc.) . « Dans le conseil, ce sont de jeunes diplômés
de grandes écoles qui n’ont jamais mis les pieds en
entreprise et passent leurs journées à manipuler des
algorithmes », témoigne Marie-Anne Dujarier. « L’inexpérience
des dimensions matérielles, sociales et existentielles du travail
devient alors une compétence pour ce genre de postes », analyse
la sociologue.
Symptôme de l’absurdité de ce mode de management, les «
planneurs », qui utilisent eux-mêmes des dispositifs et des
process mis à disposition par leurs pairs, exercent également leur
droit de critique sur le décalage de performance entre la théorie et
la pratique. « Une direction informatique doit rendre des comptes
au contrôle de gestion, appliquer des démarches qualité et des
procédures RH, au même titre que la DRH doit utiliser les
systèmes d’information concoctés par la DSI et suivre la
démarche de pilotage par les objectifs animés par le contrôle de
gestion. Or en pratique un DRH dit se fier davantage à son
feeling pour recruter un proche qu’à la procédure dite
d’évaluation mise en place dans son organisation », démontre
Marie-Anne Dujarier.
Sur la même ligne, les dirigeants interviewés, issus de
secteurs variés, affichent cette juste clairvoyance, soulignant
les effets bureaucratiques fâcheux de ce management par la
performance (multiplication des indicateurs, des systèmes
d’information, des procédures, etc.) parfois contre-productif
comme en témoignent divers opérateurs salariés dans l’ouvrage.
Tous doutent des résultats, ne serait-ce qu’en matière
d’innovation et de relation client.
Le plus grave et le plus préoccupant, c’est finalement
l’enthousiasme de ces soldats «planneurs » , avides de
missions improbables, tel ce spécialiste en gestion RH, appelé
pour « licencier 500 personnes en trois mois sans faire de vagues
» qui se dit « excité par la mission » et « impatient de réussir ce
beau challenge ».
Comments